Chapitre 2 Retours d’expériences

Nous avons recueilli ci-dessous plusieurs témoignages fictifs de personas (Adlin and Pruitt 2010) incarnant différents acteurs de la recherche. Il s’agit de personnages inventés mais néanmoins vraisemblables car inspirés d’expériences réelles. Parce qu’ils se présentent sous une forme narrativisée, les personas permettent :

  • à des chercheurs, d’appréhender concrètement différentes questions de recherche reproductible, de contextualiser ces enjeux dans un cadre quotidien;
  • à des personnels de soutien à la recherche, de mieux comprendre les questions auxquelles sont confrontés les chercheurs.

2.1 Charles P., doctorant en sociologie

“J’interroge des personnes en situation de précarité économique afin de recueillir leurs témoignages. Je consigne toutes mes notes dans un carnet relié et je retranscris les informations démographiques dans un tableur Calc afin de compiler quelques statistiques : pyramide des âges, répartition des sexes, etc. Dans le cadre de ce projet, je collabore étroitement avec un autre doctorant qui a le même directeur de thèse que moi. Il alimente lui aussi ce fichier Calc, que nous nous échangeons régulièrement par clé USB.”

2.2 Jeanne A., jeune méthodologiste en biostatistique

“J’ai terminé mon Master 2 l’année dernière. Dans ce cadre, j’ai été formée à conduire des analyses statistiques sous R. J’analyse régulièrement des jeux de données fournis par des cliniciens qui travaillent au CHU. Les données sont au format Excel et me sont fournies directement par mail. Je travaille de manière relativement isolée pour effectuer ma tâche d’analyse de données : mes collègues sont en effet tous médecins ou biologistes.

J’ai récemment participé à la rédaction d’un article scientifique et nous venons de recevoir les commentaires des relecteurs : je dois modifier les couleurs d’une figure afin que celle-ci soit lisible en noir et blanc. Comme je n’arrivais pas à remettre la main sur mon script R ayant généré la figure en question, j’ai ré-écrit le programme correspondant. Le seul problème, c’est que cette nouvelle figure est un peu différente de la précédente et remet en cause les conclusions de l’article. Je ne comprends pas ce qui a pu se passer. J’aimerais changer mes pratiques pour rendre ma recherche plus reproductible, mais je ne sais pas par où commencer."

2.3 Cindy D., stagiaire de Master en physique des matériaux

“Il y a 3 semaines, j’ai commencé mon stage de Master 2. En fait, j’ai plutôt l’impression d’avoir pris l’autoroute de la souffrance. Ma principale occupation a été d’extraire des données à partir d’une série d’articles, qui donnait les points de caractéristique dans les PDF en fichiers supplémentaires : du fun à tous les étages. Je les copie-colle directement dans Excel. Fun². Dans le tableur, je dois ensuite transformer les”." en “,”. Comme je ne dispose pas des incertitudes d’estimation pour tous les articles (seuls certains articles les incluent dans leurs résultats), je n’en tiens pas compte et ne rentre que les estimations.

C’est un travail assez rébarbatif (faites un stage qu’ils disaient), mais c’est le seul moyen de pouvoir ensuite analyser les données de la littérature. Lorsque ma collecte sera terminée,je fête ça avec des amis je calculerai le coefficient R² pour mes données et mon directeur espère pouvoir publier nos résultats."

2.4 Long N., enseignant-chercheur en biologie

“Pour interpréter mes données expérimentales sur les protéines fluorescentes, je me suis lancé dans la simulation moléculaire et j’ai installé un code réputé dans la littérature. La fluorescence est en compétition avec des mouvements intramoléculaires assez rares. Pour avoir une chance de les observer et de faire une statistique, je dois faire des simulations avec des pas de temps assez longs.

En analysant les résultats, j’ai détecté un mouvement intéressant, mais le pas de temps est trop long pour en observer les détails. J’ai donc repris les données stockées par le programme juste avant cet événement et j’ai relancé la simulation avec un pas de temps plus fin. Je n’ai jamais pu reproduire cet événement. En faisant de la bibliographie, j’ai réalisé que ce type de simulation était affecté par du “chaos numérique”. Je n’ai plus confiance dans mes résultats."

2.5 Mohammed B., ingénieur d’étude en calcul scientifique

“En tant qu’ingénieur du labo, je suis reponsable de la maintenance du logiciel pytR, développé il y a 15 ans par un post-doctorant très doué. Il a depuis quitté le labo et personne ne sait vraiment comment modifier le code de ce logiciel alors qu’une bonne partie de notre activité de recherche repose sur son utilisation. J’ai collé pas mal de rustines qui nous ont permis de tenir un certain temps face à l’évolution de nos infrastructures et de nos systèmes. Mais depuis la mise à jour de notre parc informatique il y a 6 mois, ce n’est plus possible. J’ai été obligé de garder une machine sous l’ancien OS pour pouvoir continuer à faire tourner le logiciel. Mes collègues n’ont pas l’air trop inquiets, mais ça m’angoisse parce que nous avons cumulé une grosse dette technique. Je ne sais pas ce qui va se passer quand cette vieille bécane va nous lâcher !”

2.6 Christina Z., directrice de recherche

“Je dirige une équipe de recherche depuis 3 ans et j’encadre actuellement 2 doctorants et 3 post-doctorants. Je suis un peu inquiète car l’un de mes doctorants a soutenu sa thèse la semaine dernière et part en post-doc aux États-Unis à la fin du mois. Ses derniers écrits sont très prometteurs, mais il reste 50% du travail à faire et l’article n’est pas encore rédigé. J’ai prévu de recruter un stagiaire pour prendre la suite mais cela risque de prendre énormément de temps : alors que l’exploitation des résultats est particulièrement délicate sur ce projet, ce doctorant documente très peu les étapes de son travail en dehors de ses manips. Pour aggraver la situation, tout doit être bouclé d’ici la fin de l’année car le financement du projet arrive à échéance.

Récemment, j’ai aussi reçu des nouvelles d’un ancien camarade de thèse dont un article important s’est fait rétracter. Certaines conclusions de son papier ont été attaquées. Il n’a pas pu fournir les données expérimentales qu’il avait utilisées : l’article date d’il y a 5 ans et il a perdu toute trace du doctorant qui avait conduit les manips. L’éditeur de la revue a rétracté l’article, faute d’éléments tangibles pour faire valoir un éventuel droit de réponse. La réputation de mon ancien camarade en a pris un coup."

Références

Adlin, Tamara, and John Pruitt. 2010. The Essential Persona Lifecycle: Your Guide to Building and Using Personas. Elsevier. doi:10.1016/C2009-0-62475-2.